Prologue
Lucie
Ce n’était pas la vie que j’avais planifiée. J’ai grandi sans grands soucis, dans une famille de classe moyenne, avec la forêt et les lacs comme terrain de jeux. Ma délectation était de faire glisser mon canot sur l’eau dans le silence de l’aube, sans faire de bruit avec ma pagaie. L’hiver, je m’amusais à écouter le doux chuchotement de mes skis au contact de la neige, entre les arbres et les traces d’orignaux. Je me souviens aussi du crépitement du feu sur une berge québécoise quelconque, avec une guitare ou une flûte, tantôt les deux, des cuillères, des bombardes et des harmonicas, avec des amis sans grands soucis eux non plus. Nous chantions avec les insectes et le cosmos.
Lorsque Nelson Mandela a été libéré le 11 février 1990, ma vie a changé. Je suis passée de la nature, de sa fraîcheur et de son innocence, qui avaient été au cœur de ma vie depuis toujours, à une vie au cœur de l’un des drames politiques et humains les plus malicieux, barbares et cruels de notre histoire. J’avais vingt-huit ans.
(…)
Quoi qu’il en soit, lors de mes dix-huit ans, durant ce voyage d’un an avant mes études supérieures, j’envoyais des articles de mes aventures au journal du cégep. Cette phrase que j’avais prononcée lorsque j’étais petite venait de résonner et de prendre tout son sens. Ce n’étaient pas les mathématiques qui m’appelaient, mais le journalisme. J’ai fait un bac en communication avec spécialisation en journalisme à l’UQAM. Avec des profs comme Pierre Bourgault, Jacques Larue-Langlois, Claude-Yves Charron, Gilles Gougeon, Daniel Pinard, Pierre Lambert, Roch Côté et plein d’autres de cette période extraordinaire de notre histoire du début des années quatre-vingt.
Et voilà comment j’ai abouti derrière des micros, et devant mon futur mari, Jay Naidoo, qui était à l’époque, en 1990, secrétaire général fondateur élu du Congrès des syndicats sud-africains, le COSATU. Il me caressait les pieds avec les siens sous le bureau durant l’entrevue ! Bon, nous venions d’avoir une aventure d’une semaine ensemble, en secret de l’équipe avec qui je tournais des documentaires pour la télévision. Après l’entrevue, Jay et moi nous sommes quittés en nous souhaitant : « Have a nice life. »
Je suis revenue au Québec, réintégrant ma routine de garde partagée, une semaine-une semaine, avec mon fils Léandre. Je ne pensais plus jamais revoir Jay, sauf sur mes écrans de télé en faisant le montage des différents documentaires que nous avions réalisés. L’un de ceux-ci traitait du rôle des syndicats dans la libération du pays des jougs de l’apartheid. Dans le silence et le secret, je revivais dans ma tête la semaine d’amour avec Jay en montant son entrevue et ses discours. Son visage remplissait l’écran comme il remplissait mon thorax. Mais je m’étais forgé un cœur de pierre, sachant que cette relation était impossible et illusoire.
(…)
Dans le froid intense, à -52 °C, Jay et moi sommes tombés follement amoureux. Il m’a demandé d’aller vivre avec lui en Afrique du Sud. (…) Et donc, quand Jay est tombé dans ma soupe, l’Afrique du Sud me semblait un terrain de jeu parfait pour remplir une telle passion. Mais j’avais un fils en garde partagée…
(…)
Depuis Mon Afrique, j’ai écrit huit autres livres, participé à d’innombrables conférences et événements sur les femmes, l’environnement, la jeunesse, la santé, la justice sociale, un peu partout dans le monde, en Europe, au Moyen-Orient, en Asie, en Afrique, en Amérique. J’ai vécu avec des communautés dans les montagnes, travaillé avec des shamans de partout au monde, fait des Vipassana dans le nord de l’Inde et dans le sud de l’Afrique, changé de médecins, et de médecine, après des décennies de problèmes, et pris la voie des plantes médicinales autochtones, qui ont finalement et littéralement changé et sauvé ma vie.
(…)
Non, ce n’était pas le destin que j’avais envisagé, mais c’est celui que j’ai choisi. Et ce n’est que maintenant, après trente ans, que je commence à faire la paix avec le fait de vivre sur deux continents, avec des enfants et petits-enfants sur chacun d’eux. De la famille sur l’un, belle-famille sur l’autre, deux groupes d’amis aussi, des gens que l’on voudrait que les autres rencontrent. Et je vis cette odyssée avec un homme absolument extraordinaire : un père, un grand-père, un mari, un ami, un frère, un oncle, un homme intrinsèquement bon, intègre et rempli de compassion.
Nous avons décidé d’écrire ce livre ensemble, Jay et moi, pour répondre à toutes ces questions que l’on nous pose depuis trois décennies, la principale étant celle-ci : comment faites-vous pour rester ensemble, pour être encore mariés, pour garder la flamme de l’amour allumée, considérant la distance et vos différentes races, traditions, coutumes, langues, cuisines, religions, patries ?
Jay avait trente-cinq ans, dix mois et une semaine lorsque je l’ai rencontré, le 27 octobre 1990. Je le précise parce qu’il a toujours cru qu’il allait mourir à l’âge de trente-six ans…
Jay
Oui, j’ai toujours pensé que je mourrais à trente-six ans. Avec le genre de vie que je menais dans la lutte pour la liberté, ç’aurait été plausible et possible. Cela a failli se produire à plusieurs reprises. Mon nom a figuré sur plusieurs listes de personnes à abattre pendant la lutte pour la liberté. Mais je n’avais pas peur, la croyance en la réincarnation faisant partie de nos convictions spirituelles familiales.À l’âge de vingt ans, j’ai failli quitter mon corps lorsque l’on m’a diagnostiqué une sarcoïdose et une tuberculose. Ma mère et ma sœur étaient si inquiètes qu’elles ont fait venir une guérisseuse hindoue pour réciter une prière dans la chambre d’hôpital où j’étais alité. La dame est restée un moment, a pratiqué quelques rituels, puis s’est levée pour partir au milieu de ceux-ci. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi, elle a répondu : « Il vivra. Il a l’âme d’un mahatma. Il a du travail à faire. » J’étais parti trop loin pour entendre ce qui se disait. Mais le lendemain, quand j’ai commencé à aller mieux, les médecins furent déconcertés. Bien des décennies plus tard, ma sœur m’a raconté cette histoire.Je m’appelle Jayaseelan Naidoo. Je suis le descendant de la quatrième génération d’Angamma, mon arrière-grand-mère, une ouvrière sous contrat. Elle a été recrutée, en 1864, par des agents du Raj britannique en Inde et a pris le bateau pour l’Afrique du Sud, avec sa jeune fille, pour travailler dans les plantations de sucre du Natal. Elle faisait partie des cent cinquante mille Indiens qui sont arrivés en Afrique du Sud à l’époque. (…)Je suis né en 1954, le plus jeune des huit enfants de mon père et des sept de ma mère. Mon père, Valatham, interprète judiciaire, était une personne âgée et distante qui vivait dans la même maison que moi ; il est né en 1898, et moi, dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, six ans après l’arrivée au pouvoir, en Afrique du Sud, du Parti national draconien, fondé sur la supériorité raciale, plus tard connue sous le nom d’apartheid — un crime contre l’humanité.C’est ma mère, Bakkium, une femme au foyer, qui a façonné mes valeurs et guidé mes passions. Les matriarches ont modelé ma famille au fil des générations. Elle m’a inculqué la conviction que le voyage de la vie se fait au service des autres.Alors que ma petite enfance s’est déroulée dans l’insouciance au sein d’une communauté sûre, à Greenwood Park, à DurbanAmma, quand j’ai eu quatre ans, tout à coup, mon monde a été bouleversé. C’était comme si la foudre m’avait frappé. Nous avons été expulsés et relogés dans un autre quartier.(…)Ils voulaient que les villes soient blanches, imposant même des couvre-feux la nuit pour empêcher les Noirs de circuler dans les rues. Trois millions et demi de personnes ont perdu leur demeure à cause de la Loi sur les zones réservées. J’étais l’une d’entre elles.Je n’ai pas choisi la politique. C’est elle qui m’a choisi. Déjà, en naissant, j’étais un crime, à cause de la couleur de ma peau. Et dès l’âge de quatre ans, une tempête s’est levée en moi. L’insoutenable blancheur de l’être imposait son veto à mon existence, décidait de mon lieu de résidence, de l’école, du bus, du train, du parc, de la plage, du cinéma que je pouvais fréquenter. Même de l’emploi auquel je pouvais accéder. Les plages de l’océan Indien qui avait amené mes ancêtres en Afrique m’étaient interdites. Le rideau de fer de la répression s’était abattu sur ma génération. La colère grandissait en moi, envahissant tellement mon esprit que j’ai commencé à croire que j’étais inférieur aux Blancs. C’était une émotion si sombre qu’elle m’a poussé vers la délinquance. Le destin de millions de personnes.À quinze ans, j’ai entendu parler Steve Biko, un étudiant révolutionnaire charismatique qui a répondu aux nombreuses questions que je me posais sur mon identité, un militant rendu plus tard internationalement populaire grâce à la chanson de Peter Gabriel, Biko. J’ai eu un coup de foudre. Je m’en souviens comme si c’était hier. Une salle d’église bondée, entourée par la présence menaçante des forces de sécurité ; un public coincé entre la peur et l’adrénaline : explosif. Et puis Biko est entré, confiant. « Nous n’avons rien d’autre à perdre que nos chaînes. L’esprit des opprimés est la principale arme entre les mains de nos oppresseurs. » Biko n’est pas arrivé avec un plan d’affaires, une présentation PowerPoint, des dons ou du poulet et des frites. Il n’avait rien d’autre que sa passion. Expert en embrasement, il a allumé une étincelle dans le cœur de millions de personnes que l’on appelle aujourd’hui la génération de 1976. Ce fut une alchimie.Mon étincelle était allumée. Je connaissais dorénavant la direction à prendre. Je savais ce qui était bien et ce qui était mal. Je me suis levé pour me faire entendre. C’est à ce moment-là que mon parcours de vie et mon histoire d’amour avec l’activisme ont commencé.(…)Je me suis ensuite lancé à fond dans le travail d’organisateur au sein des communautés marginalisées de Durban. Mais quelque chose d’autre m’appelait.(…)Je faisais le pied de grue devant les usines, de l’aube jusqu’à tard dans la nuit, pour inciter les travailleurs à adhérer au syndicat. Finalement, le mur du barrage a explosé et des dizaines de milliers de travailleurs en colère contre leurs conditions de travail abusives et leurs bas salaires ont afflué dans le mouvement syndical. La répression nous a rapprochés et, en décembre 1985, j’ai été élu secrétaire général du Congrès des syndicats sud-africains.Le gouvernement a bombardé nos bureaux, y compris notre siège social, mais nous n’y étions pas. Nous étions enracinés dans les usines, les mines et les magasins du pays, car nous connaissions la faiblesse du régime : nous ne pouvions pas les vaincre militairement, mais nous pouvions les paralyser dans les tranchées des lieux de travail ou à des kilomètres sous terre dans les mines.(…)Puis le grand jour est arrivé. Enfin. Nelson Rolihlahla Mandela a été libéré le 11 février 1990. J’ai été le premier à me rendre ce matin-là avec un collègue à la prison Victor Verster, où Mandela avait passé sa dernière année d’incarcération. (C’était la première fois que je me rendais volontairement en prison.)(…)L’homme qui nous a accueillis dans sa prison représentait notre rêve collectif de liberté. Il était grand, beau et en bonne forme physique, un être que j’aurais aimé avoir comme grand-père. Il nous a offert du thé et nous a fait visiter la petite maison de trois chambres où il avait vécu les quatorze derniers mois de ses vingt-sept ans d’emprisonnement, en nous montrant les micros cachés ici et là.(…)Un énorme troupeau de médias étrangers et locaux se disputaient les premières images de Mandela quittant l’établissement. C’était un véritable cauchemar. Nous avons failli être piétinés par les gens qui l’aimaient et voulaient simplement le toucher. Même la voiture dans laquelle il était monté était littéralement écrasée par cette vague d’amour.(…)Du balcon de l’hôtel de ville du Cap, devant des dizaines de milliers de personnes, Mandela a dit : « Je me tiens ici devant vous non pas en tant que prophète, mais en tant qu’humble serviteur. » C’est le Mandela que je porte au plus profond de mon cœur.(…)Pendant des années, j’ai dû vivre dans une petite valise, changeant chaque soir de maison. Nos domiciles ont été envahis par les forces de sécurité, qui avaient dressé une carte de nos lieux de résidence. Nos voitures ont été la cible de bombes incendiaires. Des centaines de personnes sont mortes chaque semaine, jetées des trains, assassinées dans leur lit, des communautés entières ont été écrasées sous les assauts de la répression. Je dormais très peu.Tel était le contexte dans lequel je vivais.Le 27 octobre 1990, j’ai emmené un groupe de partenaires syndicaux internationaux au lancement de la ligue de la jeunesse du Congrès national africain (anc) à Soweto. Lorsque les organisateurs ont appris que j’étais dans le stade, ils ont insisté pour que je prenne la parole. Parmi les centaines de caméras et de micros devant l’estrade, une jeune journaliste canadienne-française, Lucie Pagé, enregistrait également ce rassemblement avec son équipe de télévision. Je ne la connaissais pas.Le soir même, mon adjoint devait emmener ses collègues syndicaux écouter du jazz dans un club local, le Jameson’s Bar. Mais il était trop épuisé. J’ai accepté de le remplacer et d’accompagner nos invités. En entrant dans le pub, j’ai été heureux d’entendre la musique des African Jazz Pioneers, l’un de mes groupes préférés, qui a fini par jouer à notre mariage. Alors que je descendais l’escalier menant au bar enfumé du sous-sol, une belle femme m’a montré du doigt et s’est écriée :— Hé, vous ! Jay Naidoo, je veux vous interviewer !Ma réponse n’est pas publiable. J’en avais assez des journalistes qui, jour après jour, me posaient les mêmes questions : y aura-t-il une guerre civile raciale ? Quand la violence cessera-t-elle ? À l’exception de quelques publications progressistes, la plupart des médias défendaient fermement la ligne du gouvernement et de puissants intérêts blancs.Et j’étais épuisé. Depuis la libération de Mandela, je n’avais pas arrêté. En fait, depuis toujours.J’ai essayé de passer outre à la demande de cette journaliste, mais elle a insisté. J’ai hésité, avant de lui faire la proposition suivante :— Si vous me promettez de ne pas parler de politique, vous pouvez venir vous asseoir avec moi et boire un verre.C’est à ce moment-là que ma vie a basculé. J’ai eu trente-six ans le mois suivant et je me rends compte aujourd’hui qu’à cet instant précis, mon ancienne vie est morte.Il est assez ironique de constater que je me suis retrouvé avec une femme blanche. Mais ce n’est pas la couleur de sa peau qui m’a attiré. C’était la passion de Lucie, sa détermination et le fait qu’elle était prête à prendre des risques dans la vie. Nous en reparlerons. Nous parlerons aussi de nos tribulations, de nos aventures, de nos traumatismes, de nos peurs, de nos luttes et de nos erreurs dans un monde qui a perdu sa boussole. Nous verrons aussi comment, avec un travail acharné et ciblé, mêlé d’amour, de passion, de compassion, de gratitude et de reconnaissance du fait que nous sommes tous d’« Un », tous de la même source, il est possible de surmonter des obstacles qui peuvent sembler impossibles à vaincre.